Modeste Mignon
LA COMEDIE HUMAINE – Honoré de Balzac IVe volume des œuvres complètes de H. DE BALZAC par Veuve André HOUSSIAUX, éditeur, Hébert et Cie, Successeurs, 7, rue Perronet, 7 – Paris (1877)
Scènes de la vie privée
MODESTE MIGNON
Analyse de l’oeuvre Modeste Mignon parut d’abord en feuilleton, en 1844, dans le Journal des Débats : Balzac, depuis plusieurs années, comme tous les grands romanciers de sa génération, réservait la primeur de ses romans aux grands quotidiens qui payaient très cher cet avantage. Après cette pré-publication, Balzac fit paraître trois éditions successives de son roman chez des éditeurs différents, et finalement il fut réédité une quatrième fois l’année suivante, dans l’édition de la Comédie humaine où Balzac le plaça parmi les Scènes de la vie privée. Ce sont naturellement les perpétuels besoins financiers de Balzac qui expliquent cette cascade d’éditions accompagnées des droits d’auteur correspondants. Ce classement parmi les Scènes de la vie privée était d’autant plus naturel que cette série, selon Balzac, devait signaler les dangers que les jeunes filles et les jeunes femmes rencontrent au début de leur vie. Modeste Mignon est, en effet, « l’histoire d’une jeune fille », propre à instruire les jeunes filles, et aussi l’histoire d’un mariage, le grand événement de leur vie : elle répondait à une méditation sur le mariage que Balzac avait commencée deux ans plus tôt dans les Mémoires de deux jeunes mariées, Balzac choisit comme milieu la haute bourgeoisie de province, la famille d’un gros armateur du Havre, et il change aussi de registre : Modeste Mignon, oeuvre un peu trop romanesque, n’a pas la gravité et la valeur exemplaire du roman qui la précédait. Le sujet avait été fourni par Mme Hanska. Elle avait écrit une nouvelle inspirée de sa propre histoire, probablement l’idylle par lettres d’une jeune fille et d’un grand poète à qui elle a écrit. Elle la détruisit, dit-elle, mais elle en parla dans une lettre et Balzac lui répondit en lui demandant de la refaire sur un canevas un peu différent. « Il faut peindre d’abord une famille de province où il se trouve, au milieu des vulgarités de cette vie, une jeune fille exaltée, romanesque, et puis, par la correspondance, transiter vers la description d’un poète à Paris. L’ami du poète, qui continuera la correspondance, doit être un de ces hommes d’esprit qui se font les caudataires d’une gloire, c’est une jolie peinture que celle de ces servants-cavaliers, qui soignent les journaux, font les courses, etc. Le dénouement doit être en faveur de ce jeune homme, contre le grand poète, montrer les manies et les aspérités d’une grande âme qui effraye les petites. » C’était exactement le sujet de Modeste Mignon, dont Balzac commença la rédaction tout aussitôt, avant même d’avoir reçu la réponse de Mme Hanska. Mais presque tout de suite, Balzac, changea le dénouement du roman en donnant au sujet une signification bien plus intéressante. Les « aspérités » d’une grande âme d’écrivain vont disparaître, on verra au contraire les dessous et les servitudes d’une carrière, et le roman montrera l’opposition entre le rêve que font les jeunes filles quand leur imagination s’exalte sur quelque idole et la réalité qu’elles découvrent quand elles la connaissent mieux. Il ne s’agit nullement d’un roman par lettres, puisque les lettres reproduites dans ce roman ne sont que des documents, qui n’occupent qu’une assez faible partie de l’ensemble. Il n’y a donc pas lieu de comparer Modeste Mignon à la correspondance de Goethe avec Bettina von Arnim qui n’est à mentionner que pour renvoyer à une situation vécue. Il y a plus d’analogie avec le Torquato Tasso de Goethe qui montre également une confrontation entre une image idéale et la vie réelle, rapprochement auquel invitent aussi les noms des personnages de Balzac qui ont une certaine assonance avec ceux des personnages de Goethe. Le premier soin de Balzac, comme son canevas l’indique, est de « peindre une famille de province ». C’est un début habituel chez Balzac, la description d’un certain milieu à une certaine date. Mais Balzac a un instinct tout particulier pour rattacher tout ce qu’il touche à l’histoire de ce siècle en fusion dont il voulait être le peintre. Avec des éléments tout différents, cette mise en scène de Modeste Mignon est un document aussi significatif sur l’histoire du XIXe siècle que l’existence archaïque qu’on mène dans la maison de M. Guillaume à l’enseigne du Chat-qui-pelote. La scène est au Havre. Balzac ne connaît pas Le Havre. Mais, il y a passé un ou deux jours au mois de novembre 1843, en compagnie d’un de ses amis. Cela lui suffit. Dans l’histoire de la ville du Havre s’inscrit à ce moment tout un pan de l’histoire économique de la Restauration. Quand Charles Mignon, le père de Modeste, pauvre et sur le point de s’expatrier, arrive au Havre, en 1816, il arrive au moment d’une ruée vers l’or. Le Blocus Continental vient d’être levé, les denrées et les marchandises introuvables pendant l’Empire réapparaissent. Le Havre commence sa destinée de grand port. Les terrains sont encore pour rien. Charles Mignon fait fortune en quelques années. Dix ans plus tard, en 1827, commence la crise économique d’où naîtra la révolution de 1830. Charles Mignon est ruiné par cette crise, il dépose son bilan : c’est dans cet état que nous trouvons la famille de Modeste au moment où commence le roman.
Mais la destinée de Charles Mignon lui-même n’est pas moins édifiante. Fils d’une famille noble de Provence, les Mignon de La Bastie, ruiné après les drames révolutionnaires, engagé volontaire à l’armée d’Italie, officier sous Napoléon, marié en Allemagne à la fille d’un riche banquier, prisonnier en Russie, demi-solde après Waterloo, épave sans avenir après tant d’aventures, il est un spécimen typique des destinées de ce début de siècle. A la fin, Charles Mignon redevenu riche, redevenu comte de La Bastie, représente l’ascension de cette grande bourgeoisie d’argent qui prendra la relève de la noblesse sous la monarchie de juillet. Modeste est un autre portrait d’époque : celui de la jeune fille « exaltée, romanesque », produit de la littérature romantique. Mais ce penchant romanesque se greffe chez elle sur un type féminin qu’on trouve reproduit en plusieurs exemplaires dans les romans de Balzac : la province, la solitude, une vie immobile et régulière, et, dans ce cadre apparemment paisible, quelque idée sournoise qui s’installe, chemine et s’empare bientôt de toute la pensée, ce sont les éléments qu’on retrouve aussi bien chez Eugénie Grandet dont c’est tout l’histoire que chez Rosalie de Watteville dans Albert Savarus ou chez Hélène d’Aiglemont au début de La Femme de trente ans. Ce cheminement toujours admirablement décrit chez Balzac est d’autant plus frappant que Modeste, née d’une mère allemande, épousée au cours d’une campagne, a le tempérament tendre et rêveur qu’on prête traditionnellement aux fiancées allemandes. Elle a des traits de ressemblance avec Mme Hanska. Elle en a aussi malheureusement avec une cousine de Mme Hanska, Calixte Rzewuska, princesse Teano-Gaetani qui, d’après son biographe, parlait sept langues et écrivait des romans allégoriques. Modeste n’en parle que trois, et elle a moins d’ambitions, mais elle a une érudition exceptionnelle pour une jeune fille de cette époque qui parfois nous gêne. C’était paraît-il, une manière de rappeler à Mme Hanska tout ce que ce personnage lui devait.
Mais le personnage le plus original est Canalis, l’écrivain auquel Modeste adressait ses lettres et qui faisait répondre par son secrétaire. Balzac s’amuse à faire ce portrait féroce, typique de la génération qui vit l’écrivain se transformer en vedette, et, en même temps, portrait composite dans lequel les lecteurs renseignés pouvaient reconnaître quelques traits des célébrités de leur temps. Canalis a le grand front de Victor Hugo, il est baron comme Victor Hugo est comte, ses vers sont harmonieux et fluides comme ceux de Lamartine. Il met en scène des anges comme Vigny, il montre son coeur comme Musset. Et il appartient à l’écurie de l’éditeur Dauriat, écurie imaginaire dans laquelle les lecteurs reconnaissent facilement celles des éditeurs des romantiques. Ladvocat ou Renduel. C’est un portrait composite, une sorte de portrait-robot dans lequel Balzac a réuni les signes particuliers de tous les signalements. Mais pour Balzac s’adressant à Mme Hanska, il y a encore une autre clef : il veut qu’elle pense à Liszt qui lui faisait la cour et qu’il lui représente dans ses lettres comme un charlatan contre lequel il la met en garde. La supercherie qui soutient l’intrigue est découverte au retour du père qui revient d’Amérique millionnaire et qui reprend son rang et même son titre. La dot de Modeste intéresse alors Canalis et quelques autres prétendants. La confrontation de ces divers chasseurs de dot n’est ni très heureuse, ni très vraisemblable. Il arrive à Balzac d’avoir un mauvais goût intrépide. Mais cette confrontation, essentielle au roman que Balzac publia d’abord sous le titre Les Trois amoureux est nécessaire pour que le sens du roman apparaisse clairement. En comparant le langoureux et cauteleux Canalis à son secrétaire imprudent mais loyal et tendre, la jeune héritière apprend que le rêve est trompeur, que les vedettes de la littérature vues de près sont décevantes et que la réalité, moins brillante, est souvent une promesse plus sûre de bonheur. C’est la même leçon que celle qui est tirée, dans les Mémoires de deux jeunes mariées, du destin parallèle de Louise de Chaulieu et de Renée de Lestorade : mais la leçon est moins solennelle, on s’aperçoit alors que Modeste Mignon est un roman pour jeunes filles, pour jeunes filles de ce temps-là. Il y a pourtant dans cette fin une amusante comédie mondaine qui est une des meilleures parties du roman. On voit apparaître dans les réceptions données en l’honneur de Modeste, des personnages d’un autre temps, survivants étranges de la cour de Louis XVI, portant encore la poudre, le rouge et les mouches des années de Marie-Antoinette, parlant le langage qu’on parlait à Versailles, en observant la politesse un peu cérémonieuse : auprès des grands bourgeois richissimes du nouveau règne, ils paraissent les habitants d’une autre planète. Balzac aimait ces contrastes chargés de sens, il les a montrés plusieurs fois. On oublie trop souvent que les duchesses qui avaient eu vingt-cinq ans en 1790 n’avaient que soixante-cinq ans en 1830. Elles croyaient encore aux salons, au pouvoir des grandes dames, au faveurs du roi. C’était fini. Il y a toujours quelque chose de mélancolique à côtoyer dans un autre temps un fragment du passé. Cette comédie mondaine se termine par un dénouement emprunté à Molière. On prépare à Canalis le piège dans lequel est pris Trissotin à la fin des Femmes savantes. La dot s’évapore dans un coup de théâtre : Canalis disparaît lui aussi. C’est un peu gros. Ce qui est bon au théâtre ne l’est pas toujours dans le roman. Mais il fallait plaire aux abonnés du feuilleton. C’est une préoccupation qu’on retrouve plusieurs fois chez Balzac.
L’Histoire Le père de Modeste, Charles Mignon de La Bastie, a fait une fortune très rapide, et la faillite qui le frappe ensuite le pousse à partir pendant quatre ans aux Indes pour se lancer dans de nouvelles affaires. Pendant son absence, Modeste et sa mère restent sous la bienveillante surveillance d’amis dignes de confiance. Mais la jeune fille se lance dans une correspondance enfiévrée avec le poète parisien Melchior de Canalis, qu’elle admire et qu’elle voudrait rencontrer. Canalis annonce sa venue au Havre. Mais il la trompe. C’est son secrétaire qu’il envoie à sa place : Ernest de la Brière, jeune homme cultivé et délicat qui s’éprend aussitôt de Modeste. Ce n’est que lorsque Charles Mignon reviendra des Indes, fortune faite, que Canalis commencera à s’intéresser à cette jeune fille qu’il regardait jusqu’alors avec condescendance. Ernest, l’amoureux transi, est au désespoir, d’autant plus qu’un nouveau soupirant se présente auprès de Modeste : le duc d’Hérouville. La nouvelle fortune des Mignon permet d’offrir nombre de fêtes et réceptions au cours desquelles Melchior de Canalis et Hérouville rivalisent de brio au point d’étourdir Modeste. Mais la jeune fille découvrira les trésors de sincérité d’Ernest de la Brière, et c’est lui qu’elle finira par choisir.
Généalogie des personnages Mignon de la Bastie: Famille noble du Comtat Venaissin dont tous les membres sont massacrés vers 1794, sauf un fils Charles, né en 1776, officier puis armateur. Epouse en 1804 Bettina Wallenrod, Allemande ; D’où : Un enfant mort en bas âge ; Un autre enfant mort également ; Bettina-Caroline, née en 1805, morte vers 1827 ; Marie-Modeste, née en 1808, épouse en 1830 Ernest de la Brière. Canalis : Constant-Cyr-Melchior (baron de), poète né en 1800 ; épouse une Moreau. Latournelle : Simon-Babylas notaire au Havre, épouse Agnès Labrosse d’où un fils Exupère. La Brière : (Ernest de), né en 1800, secrétaire successivement du ministre des Finances et de Canalis, épouse en 1830 Modeste Mignon de la Bastie et s’appelle dorénavant vicomte de la Bastie.
Source analyse : Préface recueillie d’après le texte intégral des œuvres de la Comédie Humaine (Tome II) publié par France Loisirs 1985 sous la caution de la Société des Amis d’Honoré de Balzac.
Source histoire : Encyclopédie universelle Wikipédia. Source généalogie des personnages : Félicien Marceau « Balzac et son monde » Gallimard.
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