La Peau de chagrin
LA COMEDIE HUMAINE – Honoré de Balzac XIVe volume des œuvres complètes de H. DE BALZAC par Veuve André HOUSSIAUX, éditeur, Hébert et Cie, Successeurs, 7, rue Perronet, 7 – Paris (1874)
Etudes philosophiques
LA PEAU DE CHAGRIN (1830-1831)
Analyse de l’oeuvre Avec ce roman nous entrons dans une toute autre partie de l’œuvre de Balzac et, si l’on peut dire, dans un autre hémisphère de l’univers balzacien. Balzac a placé ce roman, à juste titre, en tête de la seconde partie de son œuvre, les Etudes philosophiques qui sont le complément et jusqu’à un certain point l’explication de la première partie de la Comédie humaine, les Etudes de mœurs au XIXe siècle. Là, plus de descriptions, plus de portrait du siècle, plus d’explorations sociologiques : mais des démonstrations comme sur les tréteaux, des pouvoirs étranges et inconnus de l’imagination, phénomènes grossissants qui montrent le mécanisme des passions, des souffrances morales, et aussi la cause des prodiges, des états seconds, de la divination, de toutes les étrangetés enfin dont l’homme, en certaines circonstances, est le théâtre. Balzac n’est plus alors le promeneur qui guide ses lecteurs à travers la carte sociale du XIXe siècle, il se donne une autre tâche, il se présente sous un autre costume : il est le médecin qui, avec son scalpel, explique ce qu’il appelle la « physiologie » des passions humaines, en présentant des exemples de leur fonctionnement et de leurs limites. Comme il l’avait fait pour les Etudes de mœurs au XIXe siècle, Balzac demanda à Félix Davin une Introduction aux « Etudes philosophiques », écrite également sur ses indications. Dans cette Introduction, il lui fait résumer ainsi sa pensée : « Pour nous, il est évident que M. de Balzac considère la pensée comme la cause la plus vive de la désorganisation de l’homme, conséquemment de la société. Il croit que toutes les idées, conséquemment tous les sentiments, sont des dissolvants plus ou moins actifs. Les instincts, violemment surexcités par les combinaisons factices qui créent les idées sociales, peuvent, selon lui, produire en l’homme des foudroiements brusques ou le faire tomber dans un affaissement successif et pareil à la mort. Il croit que la pensée, augmentée de la force passagère que lui prête la passion, et telle que la société la fait, devient nécessairement pour l’homme un poison, un poignard. En d’autres termes et suivant l’axiome de Jean-Jacques (Rousseau) l’homme qui pense est un animal dépravé…A mesure que l’homme se civilise, il se suicide. Le désordre et le ravage portés par l’intelligence dans l’homme considéré comme individu et comme être social, telle est l’idée que M. de Balzac a jetée dans ses œuvres. » Les Etudes philosophiques, ainsi conçues, seront donc une série d’exemples. A l’aide de cas limites choisis dans des situations exceptionnelles, Balzac va donc montrer le mécanisme fondamental qu’on retrouve dans les situations dites extraordinaires, qui produisent des résultats qui étonnent parce qu’on n’en comprend pas les lois. Par là, les Etudes philosophiques et les Etudes de mœurs se rejoignent : les Etudes de mœurs montrent les effets, les Etudes philosophiques en révèlent la cause. Ce système d’explication, que Balzac revendique et qu’il présente comme la clef de toute La Comédie Humaine, est donc à l’origine de sa description des passions individuelles et des drames qu’elles provoquent dans les vies privées, mais il est aussi à l’origine de sa vision du drame social qui est pour lui un choc et, par moments, un cyclone dus à la violente collision de passions collectives contraires. Cette unité dogmatique de La Comédie Humaine a été longtemps méconnue. Les meilleurs défenseurs de Balzac conservèrent longtemps une sorte de méfiance à l’égard des Etudes philosophiques qu’ils regardaient comme une sorte d’appendice étrange de La Comédie Humaine témoignant d’une curiosité ésotérique, estimable certes, mais encombrante. Le grand critique allemand Ernst-Robert Curtius, dans son essai sur Balzac traduit en 1933, fut le premier à présenter une explication complète et cohérente de La Comédie Humaine à partir de l’énergétique de Balzac qui restituait toute leur importance aux Etudes philosophiques. Cette interprétation a été généralement acceptée et confirmée par la plupart des spécialistes des études balzaciennes. Elle est, en effet, indispensable pour donner à l’œuvre de Balzac toute sa signification en faisant comprendre qu’elle n’est pas seulement une fresque descriptive mais qu’elle propose aussi une certaine définition de l’homme et une analyse, toujours valable, des périls auxquels les sociétés modernes sont exposées.
La Peau de chagrin n’expose pas dans toute son étendue le programme des Etudes philosophiques : Balzac se borne dans ce roman à présenter, d’une façon saisissante, le principe qui va guider ses investigations. Il le fait au moyen d’un roman satirique et allégorique dans lequel, toutefois, toutes les situations et tous les épisodes se rattachent à l’idée centrale que Balzac veut développer. Mais le roman de Balzac est si étincelant et si riche qu’il est nécessaire de montrer comment toutes ces branches secondaires, dont la multitude et le scintillement peuvent égarer, sont des ramifications d’un tronc principal. Un mot d’abord sur la date et les circonstances de la publication. La Peau de chagrin a été mis en vente au mois d’août 1831. C’était un an après les journées de juillet 1830 qui venaient de renverser la monarchie au profit de la « royauté bourgeoise » incarnée par Louis-Philippe, « roi des Français ». Comme après toutes les révolutions, ce changement avait été accompagné d’une grande effervescence d’idées et d’ambitions. De nouveaux journaux, de nouvelles revues avaient paru, de nouvelles réputations s’établissaient. Ces nouveaux venus aspiraient à s’illustrer en marquant le régime précédent d’un stigmate ineffaçable et même en dénonçant dès maintenant les contradictions du régime bourgeois qui lui avait succédé. C’était ce qu’entreprenaient tout à la fois Charles Nodier, Jules Janin, Stendhal qui venait de publier Le Rouge et le Noir, et aussi des écrivains moins réputés qui rivalisaient avec eux. Balzac, qui venait de se faire connaître par la Physiologie du mariage, fit partie de ce groupe d’iconoclastes. « Ils ont tous une paillasse, une caisse, une clarinette » disait d’eux Balzac qui parlait de leurs « feux d’artifice ». Et Sainte-Beuve ne caractérisait pas autrement la manière de Balzac dans La Peau de chagrin quand il décrivait son style « fétide et putride, spirituel, pourri, enluminé, papilloté et merveilleux par la manière d’enfiler des perles imperceptibles et de les faire sonner d’un cliquetis d’atomes ».Ce clinquant a trompé des commentateurs qui ont voulu suivre dans les lazzis de La Peau de chagrin le cheminement d’un itinéraire politique. Cette jonglerie étincelante en certains endroits du livre n’exprime probablement pas autre chose que le désir de se hisser au premier rang en dépassant les productions analogues par l’éclat de son exhibition satirique. Ce scepticisme élégant n’était qu’une façade. Balzac prit soin d’en prévenir ses lecteurs en faisant dire à Philarète Chasles, alors son ami, dans une préface écrite pour la 2e édition : « Des critiques n’ont pas vu que La Peau de chagrin est l’expression de la vie humaine. » C’était en effet le sens du livre.
Toute la signification du roman se trouve résumée dans les explications que l’antiquaire donne à Raphaël en lui abandonnant le talisman. Les incidents du roman n’en sont que l’application. « Je vais vous révéler en peu de mots, lui dit-il, un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de la mort : vouloir et pouvoir…Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit. » Et il explique en présentant la peau de chagrin : « Ceci est le pouvoir et le vouloir réunis. Là, sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre…Vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais au dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. » Le premier souhait de Raphaël est exaucé. Mais dans ce festin où les convives jugent toutes les philosophies, c’est-à-dire toutes les vaines formulations de la recherche du bonheur, Raphaël à peu près ivre retrouve les avertissements du vieillard dans la confession désabusée de deux courtisanes. Elles lui racontent leur vie et concluent en affirmant la contradiction qu’il y a entre l’égoïsme vital et la sensibilité : « Tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. » A ce moment, quand est posé le choix entre d’une part l’immobilité (et le non-désir) et d’autre part entre les concupiscences (et le prix dont il faut les payer), le lecteur revenant sur les autres incidents du roman comprend la signification symbolique de chacun d’eux. Le jeu et le suicide sont pour Raphaël, avant la découverte du talisman, une manière de poser les termes du problème de la vie de jouissance, semblable à celle qui lui sera proposée par la peau de chagrin : le jeu apporte la richesse, c’est un moyen rapide de satisfaire ses désirs, mais en cas de défaite, il entraîne le suicide, c’est le prix dont on paie les jouissances. Les richesses des civilisations disparues entassées chez l’antiquaire répondent au scepticisme total des convives du banquet : les empires ne laissent que des cendres, l’avenir ne contient que des mirages. Enfin, dans le récit de la jeunesse pauvre de Raphaël, l’amour pur, paisible, le calme d’une vie sans ambition sont représentés par Pauline, pauvre comme lui, douce, désintéressée, qui l’aime en silence, tandis que l’éclat de la vie mondaine, l’égoïsme des riches, leur fatigue et la vanité de leurs triomphes sont représentés par la comtesse Foedora, la « femme sans cœur » qui symbolise la vanité des succès mondains et l’indifférence des puissants. Ainsi tout se répond et s’organise et la suite des incidents ne fera que montrer l’impuissance des hommes devant le problème de la vie. Alors Raphaël s’aperçoit que la science et la médecine sont également impuissantes devant ce qui ne dépend pas de leur spécialité. Leur échec est le même que celui des philosophies et des systèmes politiques condamnés d’un mot par les convives du banquet. Raphaël se retourne donc vers les humbles. Il trouve chez eux l’avidité et l’égoïsme cachés sous une apparente bonhomie qui laisse vite apparaître une sorte de férocité animale. Partout dans le monde, il a trouvé la cupidité et l’égoïsme, les deux formes que les hommes ont données à l’union fatale du vouloir et du pouvoir. Tous, ils usent leur vie, ils ont comme lui une peau de chagrin que chacun de leurs actes rétrécit.
La sagesse consiste à s’abstenir et, comme le lui avait recommandé le vieillard des premières pages, à regarder la vie et les passions des hommes comme un spectacle auquel on refuse de participer. Cette théorie qui oppose la déperdition inconsidérée de la force vitale à son utilisation rationnelle et à son économie, Balzac la tenait de son père, le vieux François-Bernard Balzac qui venait de mourir en 1829 après une verte vieillesse qui fut abrégée par les suites d’un accident. Prudent, emmitouflé, méthodique, végétarien, prétendant se nourrir de la sève des arbres, le vieux François-Bernard s’était fait un système de longévité grâce auquel il espérait faire fortune. Il était souscripteur d’une mutuelle qu’on appelait la tontine Lafarge, caisse alimentée par ses adhérents qui devait revenir entièrement au dernier survivant. Il avait l’ambition de l’être par cette sage économie des ses forces. Il ne le fut pas. Mais il légua à son fils Honoré cette théorie originale dont Balzac fit un système des passions. Il en tira la conséquence, en effet, que la concentration exclusive de la force vitale sur une préoccupation unique explique les passions terribles des « monomanes » qu’il décrit dans La Comédie Humaine. C’est cette focalisation de toutes leurs forces sur un seul objectif qui leur donne leur puissance, mais aussi qui est pour eux une cause inéluctable de décrépitude et de mort. C’est par là que la thèse de La Peau de chagrin se retrouve partout, sous des formes imprévues, dans La Comédie Humaine.
Tous les passionnés, tous les ambitieux, tous ceux qui vivent d’une vie violente orientée par le désir ont leur peau de chagrin : elle n’exauce pas tous leurs souhaits, mais elle se réduit aussi implacablement que celle qui représentait pour Raphaël le destin qu’on remettait entre ses mains.
L’histoire Voici donc le récit. Raphaël de Valentin qui vient de perdre au jeu sa dernière pièce d’or, décide de se suicider en se jetant dans la Seine. En attendant la nuit, il entre dans un magasin d’antiquités : des richesses de tous les temps y sont accumulées. Le marchand est un vieillard très âgé, quasi centenaire, qui offre à Raphaël une peau de chagrin, morceau de peau d’onagre, objet magique très ancien qui représente, lui dit-il, la vie de celui qui la possède et qui a le pouvoir d’exaucer tous ses vœux, mais en se rapetissant à chaque fois et en abrégeant ainsi la vie qu’il représente. Raphaël sourit et accepte. Il demande au talisman un banquet fastueux et la richesse. Aussitôt il est heurté au seuil de la boutique par un de ses amis qui l’invite à un grand dîner donné par un financier à des journalistes et des écrivains. Le dîner est brillant, on y passe en revue toutes les perspectives que la révolution de 1830 vient d’ouvrir, toutes les déceptions qu’elle
a déjà causées. Au cours de ce dîner, Raphaël raconte sa vie d’étudiant sans fortune et termine en soupirant après la richesse.
Le matin, au milieu des convives endormis, un notaire se présente et annonce à Raphaël un héritage fabuleux. Raphaël regarde la peau, il s’aperçoit qu’elle a notablement rétréci. Il comprend que, désormais, son espérance de vie diminuera avec chacun de ses désirs. Alors commence la seconde partie du roman. Raphaël inquiet, consulte : la science est impuissante. Il est irrité, jette la peau par dépit, décide de jouir de sa fortune, de satisfaire toutes ses fantaisies. Quelques mois plus tard, la peau de chagrin n’a plus que l’étendue d’une petite feuille d’arbre. Terrifié, Raphaël se voue à une vie végétative, se réfugie en Auvergne, dans un désert. Il découvre là toutes les formes de l’égoïsme des hommes, et, découragé, rentre à Paris. Il y retrouve la jeune fille qui l’aimait au temps de sa pauvreté, qui l’aime toujours. Il la repousse par peur du désir. Ce renoncement est inutile puisqu’on lui offrait cet amour, sans qu’il ait à le demander. Mais il est trop tard. Il meurt auprès d’elle, elle devient folle.
Les personnages principaux Raphaël de Valentin Raphaël de Valentin, fils du marquis de Valentin et de Barbe O’Flaherty, irlandaise, famille noble désargentée d’Auvergne – Né en 1804 – décédé en 1831.
Foedora Comtesse Foedora, femme sans cœur, égoïste et égocentrique dont l’existence n’est occupée que de plaisirs et de jouissances. Sa devise : Ne pas aimer, ne pas avoir de sentiments, ne pas souffrir. Pauline
Fille de la logeuse de Raphaël, lorsque celui-ci était pauvre. Il donnait des leçons de piano à Pauline pour arrondir ses fins de mois. Pauline est secrètement amoureuse de Raphaël qui fait mine d’ignorer cette attirance pour vivre une passion plus noble. Blasé et désillusionné par la vie, il trouvera finalement mais trop tard, le véritable amour et bonheur auprès de Pauline. Henri de Marsay Dandy et Ami de Raphaël, il est le premier personnage que Raphaël rencontre après sa visite chez l’antiquaire, et celui qui l’invite au banquet donné le soir même. On le retrouve régulièrement tout au long du roman. Lignée de Marsay : Vieil homme qui a épousé Mlle X, déjà enceinte des œuvres de lord Dudley et qui, veuve, épousera le marquis de Vordac. D’où un fils, Henri (en réalité fils de lord Dudley), né en 1792 ou 1801. Henri de Marsay épouse vers 1827 Dinah Stevens, née en 1791. Le vieux Marsay avait une sœur restée vieille fille. (Félicien Marceau – Balzac et son monde « Gallimard ») Aquilina et Euphrasie Aquilina et Euphrasie sont des courtisanes qui fréquentent le salon de la comtesse Foedora. Euphrasie est danseuse. … « Un poète eut admiré la belle Aquilina ; le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie » qui en fait s’avère détestable.
Lors de la fête-orgie organisée par Jean-Frédéric Taillefer, Aquilina confiera à Raphaël de Valentin l’origine du tissu rouge qu’elle accroche à tous ses vêtements. Ce signe est un hommage rendu à Léon, son amoureux guillotiné en place de Grève. Aquilina est une courtisane très présente dans les fêtes et orgies des romans et nouvelles de Balzac. 1)
Source: Préface et histoire recueillies d’après le texte intégral des œuvres de la Comédie Humaine (tome XXII) publié par France Loisirs 1987 sous la caution de la Société des Amis d’Honoré de Balzac.
2) Source généalogie des personnages : Félicien Marceau – Balzac et son monde – Gallimard
No Comments