Splendeurs et misères des courtisanes – Episode 1
LA COMEDIE HUMAINE – Honoré de Balzac XIe volume des œuvres complètes de H. DE BALZAC par Veuve André HOUSSIAUX, éditeur, Hébert et Cie, Successeurs, 7, rue Perronet, 7 – Paris (1877)
Scènes de la vie parisienne
SPLENDEURS ET MISERES DES COURTISANES (1ère partie) Comment aiment les filles
Œuvre dédiée par Balzac A.S.A. LE PRINCE ALFONSO SERAFINO DI PORCIA Laissez-moi mettre votre nom en tête d’une œuvre essentiellement parisienne et méditée chez vous ces jours derniers. N’est-il pas naturel de vous offrir les fleurs de rhétorique poussées dans votre jardin, arrosées des regrets qui m’ont fait connaître la nostalgie, et que vous avez adoucis quand j’errais sous les boschetti dont les ormes me rappelaient les Champs-Elysées ? Peut-être rachèterai-je ainsi le crime d’avoir rêvé Paris en face du DUOMO, d’avoir aspiré à nos rues si boueuses sur les dalles si propres et si élégantes de Porta Renza. Quand j’aurai quelques livres à publier qui pourront être dédiés à des Milanaises, j’aurai le bonheur de trouver des noms déjà chers à vos vieux conteurs italiens parmi ceux des personnes que nous aimons, et au souvenir desquelles je vous prie de rappeler Votre sincèrement affectionné, De Balzac
Analyse de l’œuvre Splendeurs et misères des courtisanes est un des romans les plus célèbres de Balzac, mais aussi l’un des plus insolites, et, d’une certaine manière, l’un des moins balzaciens. Grande fresque grouillante de personnages, colorée, contrastée, dramatique, elle est une sorte de monument qui donne une impression d’audace, de richesse inventive, de puissance. Mais, en même temps, cette grande fresque est, pour ainsi dire, étrangère à cet album de famille patiemment composé par Balzac qui aligne des portraits de magistrats, de commerçants, de femmes du monde, d’honnêtes ou d’odieuses bourgeoises, qui ne semblent pas appartenir au même temps ni au même pays que les escarpes et marginaux ici représentés en pied avec leurs guenilles et leurs ulcères. On sort de César Birotteau et on tombe brusquement dans Les Mystères de Paris, avec les mêmes personnages que dans le roman d’Eugène Sue. Il y manque seulement les bouges. C’est que nous rencontrons dans Splendeurs et misères des courtisanes un autre Balzac, celui des « superproductions ». Illusions perdues avait ouvert cette série qui prendra tout son développement dans les dix dernières années de Balzac, non seulement avec Splendeurs et misères des courtisanes mais avec Les Paysans, Les petits bourgeois, Le député d’Arcis, ambitieux ensembles que Balzac n’eut pas le temps d’achever. Ces « superproductions » ont presque toutes été présentées, comme Illusions perdues, sous la forme d’une suite de romans séparés dont la publication s’échelonnait sur plusieurs années et qui souvent ne furent réunis sous leur titre général que dans les éditions de La Comédie Humaine qui parurent du vivant de Balzac et après sa mort. Splendeurs et misères des courtisanes a été publié ainsi en volumes successifs qui parurent de 1836 à 1846 et qu’on appelle aujourd’hui des « parties » du roman. En dépit du grand nombre des péripéties, le sujet du roman est simple : c’est la lutte implacable que se livrent une « bande » et la police privée employée contre elle. On reconnaît dans ce dispositif les « gangsters », et les « privés » du roman policier américain. A la tête de la « bande », le forçat évadé Vautrin déjà décrit dans Le Père Goriot, déguisé ici en prêtre espagnol sous le nom de Carlos Herrera ; son instrument pour assurer la puissance de sa maffia est Lucien de Rubempré, déjà dépeint dans Illusions Perdues, pour lequel l’abbé Carlos Herrera veut un grand mariage mondain et une ambassade ; la victime est le banquier Nucingen auquel on doit extirper l’argent nécessaire au financement de cette carrière.
Slendeurs et misères des courtisanes est composé de quatre romans qui furent publiés respectivement en 1838/1843, en 1843/1844, en 1846 et en 1848, qui constituent aujourd’hui les quatre parties du roman, que nous donnons dans le présent tome (tome XIII des œuvres de La Comédie Humaine édité pour France Loisirs en 1986) fut publié en deux fois, le début en 1838 sous le titre La Torpille, la fin en 1843 sous le titre Esther où les Amours d’un vieux banquier, le titre définitif choisi par Balzac pour cet ensemble étant Comment aiment les filles. Cette première partie est l’engagement du combat. C’est tout simplement l’histoire d’un « enrôlage » et ses premières conséquences . Carlos Herrera, ayant besoin d’un million pour réussir son projet, se sert de la brusque passion du vieux banquier Nucingen pour la maîtresse de Lucien, Esther, entrevue un instant au cours d’une promenade nocturne. Toute l’invraisemblance et le romanesque de Splendeurs et Misères des Courtisanes sont déjà contenus dans ce dessein extravagant : tous les dés dont se sert le romancier sont pipés, le hasard de la rencontre, la passion soudaine et irrésistible de Nucingen, la fragilité de la situation de Lucien dont le luxe est inexplicable, la puissance de cet abbé espagnol qui fait agir l’archevêché de Paris et la Congrégation comme un prestidigitateur tire des souris de son chapeau, enfin la transformation d’une petite prostituée de dix-huit ans en un ange mystique et passionné. Rien ne résiste à l’examen : et pourtant, tout est passionnant et semble vrai, la voix, l’intelligence, l’emprise du conteur exercent sur le lecteur une sorte de fascination qui paralyse l’esprit critique. C’est un résultat extraordinaire. Il y a une farce, évidemment, de laquelle on s’amuse : un Géronte pour lequel chacun est Scapin, les policiers qu’il emploie, les domestiques qu’il paie, les renseignements qu’on lui vend et en face de lui, l’industrieux meneur de jeux qui lui soutire si prestement ses millions. C’est une comédie très amusante, très réussie : rien de plus. Mais ce n’est pas le vrai sujet, ce n’est que l’intrigue. Le vrai sujet, c’est cet amour extasié, dévorant, absolu, de la fille, c’est-à-dire de la courtisane, qui se donne à un homme comme à un dieu, qui rapporte tout à lui, ne vit que par lui. C’est cela que Balzac décrit admirablement, dans une situation dont on oublie l’absurdité parce que les sentiments sont si vrais, si admirablement dépeints, expliqués avec une telle profondeur qu’on ne songe plus à l’impossibilité des faits, mais à la vérité de l’étude psychologique. C’est encore la physiologie de Balzac qui explique cet amour total, cette soumission tremblante d’esclave. C’est pour lui une formidable concentration de toue l’énergie vitale, de la seule énergie dont la petite prostituée peut disposer puisqu’elle n’en a jamais connu d’autre et qui produit des miracles qu’on accepte, parce que toute concentration sur un seul point de la totalité du fluide vital produit les mêmes effets. La conversion d’Esther, si extravagante, on y croit comme on croit au foudroiement de Birotteau : c’est le même effet aberrant, le dessin étrange que fait la foudre quand elle frappe. C’est par le détail, les traits soudains, les éclairs de psychologie si profonds et si bouleversants que Balzac ensorcelle son lecteur : on continue parce que, dans cet impossible, on sent que tout est vrai. Et c’est d’autant plus remarquable que ce vrai est d’invention. Balzac travaille ici sans modèle : et le résultat est très supérieur à ce qu’il fait quand il a un modèle sous les yeux. C’est un sujet de réflexion.
Il importe peu, après cela, que la conversation des jeunes dandys à l’Opéra soit pédante et fausse, que la lettre qu’Esther écrit à Carlos Herrera fasse sourire, que les Grandlieu aient l’air de polichinelles, qu’Asie, et Europe, les domestiques et le bâtonniste Packard soient un peu trop des personnages d’Eugène Sue. Le dessein de Balzac est charbonné par endroits, on le sait. Ce qui compte, c’est sa vérité ou ses éclairs de vérité. La rédaction de cette première partie présente une particularité. Quand Balzac, en 1838, fait reparaître Lucien de Rubempré à l’Opéra devant les jeunes élégants qui l’ont connu autrefois, au temps d’Illusions Perdues, on le regarde comme un fantôme, on s’étonne de cette résurrection brillante après la chute qu’on avait connue. Or, à cette date, Balzac n’a pas encore écrit la plus grande partie d’Illusions Perdues, celle qui raconte les triomphes, puis cette chute de Rubempré lors de sa carrière de journaliste, ni bien entendu le dénouement qui se termine par le suicide, évité de justesse, de son héros. Balzac savait donc tout ce destin futur de Rubempré avant de l’écrire. Tout cela était pour lui comme une carte pour un voyageur avant qu’il ne commence son voyage. Il fallut, bien sûr, des raccords et des modifications dans la réédition de 1843, postérieure à Illusions perdues. Mais ce don de seconde vue vaut la peine d’être signalé. Il a fait l’objet de nombreux commentaires. Une autre particularité de la rédaction de ce premier roman Comment aiment les filles mérite d’être notée. Balzac avait promis à la fois la fin d’Illusions perdues et cette première partie de Splendeurs et misères des courtisanes : l’une et l’autre devaient paraître en feuilleton. Et Balzac était invité à Saint-Pétersbourg par Mme Hanska et devait partir au début de juillet. A dater du 10 mai 1843, il dut faire face à la fois à ses deux obligations. Pour réaliser ce tour de force, il s’installa le 13 juin à l’imprimerie elle-même, à Lagny, où on lui dressa un lit de camp dans l’atelier où il coucha pendant près d’un mois. La fin d’Illusions perdues commençait à paraître en feuilleton le 9 juin. Balzac la termina en même temps qu’il écrivait Les Amours d’un vieux banquier dont la publication commençait également. « J’ai voulu tenter l’impossible, écrivait-il… Je suis au bout de mes forces… La rapidité du travail m’ôte le sens de la composition : je n’y vois plus, car, je ne sais plus ce que je fais. » Cette rapidité de l’exécution est sensible dans les dernières pages. Balzac quitta Lagny le 7 juillet et cinq jours plus tard partit pour prendre à Dunkerque le bateau qui l’emmena en Russie. Source analyse : Préface recueillie d’après le texte intégral des œuvres de la Comédie Humaine (tome XIII) publié par France Loisirs 1986 sous la caution de la Société des Amis d’Honoré de Balzac.
L’histoire Lucien sauvé de justesse du suicide par l’abbé Carlos Herrera à la fin d’Illusions perdues revient au devant de la scène dans Splendeurs et Misères des courtisanes en 1824 au dernier bal de l’Opéra. Il y crée l’étonnement et l’envie. L’étonnement par sa résurrection sur la scène parisienne, l’envie par ses signes extérieurs de richesse. Lucien éblouit le monde par sa beauté, sa prestance, ses allures de dandy. La vie de plaisirs et d’insouciance dont il a toujours rêvé et qu’il mène grâce à son protecteur l’abbé Herrera qui n’est autre que Vautrin, constitue un terreau propice dans lequel s’épanouiront les faiblesses du dandy dont son oisiveté, son besoin de paraître qui nourrissent sa vanité et son orgueil. Cette proie choisie par Vautrin, ancien forçat évadé, devient progressivement dépendant des prodigalités de son protecteur et maître, le faux abbé Herrera, qui manipule et utilise le beau jeune homme comme d’un instrument destiné à faire sa fortune. Son plan est simple : jeter ce magnifique « étalon » dans le monde et lui obtenir un grand mariage noble et un poste d’ambassadeur.
Pour permettre la réalisation de cet ambitieux projet, Vautrin maintient Lucien dans son train de vie excessif et ses signes de richesses extérieurs, pour, dans un premier temps, lui faire récupérer son nom de Rubempré (du côté maternel) – cette distinction obtenue, Lucien s’infiltrera dans les meilleurs salons du faubourg Saint-Germain à la recherche de l’épouse qui lui apportera gloire, richesse et peut-être, qui sait, la pairie. Dans l’attente de pouvoir manger légalement la fortune de la noblesse, et afin de servir leurs intérêts, Vautrin et Lucien mangent le fruit des appropriations et rapines des forçats dont Vautrin est le trésorier. Pour justifier des soudaines ressources financières de Lucien, Balzac, fait de Vautrin, non seulement le trésorier des avoirs des forçats de l’ensemble des bagnes français, mais aussi le chef de la « maffia des dix mille » qui a ses sbires et espions tout dévoués. Mais c’est sans compter sur les caprices et l’inconsistance de Lucien qui ne peut suivre la ligne de conduite qui lui est tracée sans résister aux attraits et aux tentations de la vie. Il tombe éperdument amoureux de la belle Esther, une petite prostituée de dix-huit ans appelée « La Torpille ». Afin de ne pas compromettre la probité du jeune homme dans l’ascension de son accès à la fortune, l’abbé Herrera lui promet de lui arranger un joli petit ménage, à l’insu du monde, à la condition qu’Esther quitte sa défroque de « fille » et consente à entrer au couvent le temps de se faire oublier et endosser la respectabilité d’une jeune fille « comme il faut ». Par amour pour le jeune homme, Esther acceptera tous les sacrifices et disparaîtra de la scène parisienne le temps de sa conversion en jeune fille de bonne famille.
A son retour du couvent, Vautrin tiendra sa promesse et établira confortablement, dans le plus grand secret, les deux jeunes gens. Esther, pour ne pas compromettre la probité de Lucien, ne se montrera jamais en sa compagnie, s’effacera totalement de la société parisienne et ne sortira de chez elle que la nuit. Ses faits et gestes seront scrupuleusement vérifiés par ses domestiques Asie (tante de Vautrin) et Europe, les espionnes dévouées à Vautrin. Lors d’une promenade nocturne, Esther est remarquée par le célèbre banquier, le vieux et puissant Nucingen, qui ne peut chasser de sa pensée cette « vision enchanteresse », utilisera tous les moyens, y compris ceux de la police pour retrouver son adorable inconnue, à tout prix. Sentant le danger que représente pour Lucien, l’entêtement de Nucingen à mettre la main sur Esther, et la probabilité de révéler la liaison de son protégé, l’abbé Herrera met un terme à la liaison des deux amants en séquestrant Esther dans la maison d’un garde et de sa femme au fond de la forêt de Saint-Germain. Lucien et Esther ayant mangé toutes les ressources financières de Carlos, ce dernier élabore un plan pour éponger les dettes laissées par le train de vie du couple ainsi que pour s’octroyer une nouvelle fortune destinée à marier Lucien. Nucingen est la proie convoitée par cet homme diabolique. Fin de la première partie.
Les personnages principaux Vautrin : De son vrai nom Jacques Collin, né en 1779, malfaiteur puis chef de la sûreté. Vautrin est le Vidocq de Balzac. Baron de Nucingen : Frédéric de Nucingen, né vers 1763 – épouse Delphine Goriot née en 1792, d’où une fille Augusta qui épouse Eugène de Rastignac. Esther Gobseck : Esther, dite la Torpille est la petite-petite nièce de Jean-Esther Gobseck (1740-1830), juif anversois, usurier. De père inconnu, elle est la fille de Sara (petite nièce de l’usurier Gobseck), nommée la Belle-Hollandaise assassinée en 1818. Esther est une prostituée née en 1805. Mort par suicide en 1830. Lucien de Rubempré : Famille noble de la Charente dont la dernière représentante épouse Chardon, d’où un fils Lucien Chardon, dit de Rubempré, né en 1798, mort en 1830. Asie : Née à Java en 1774, Jacqueline Collin de son petit nom « Asie » est la tante de Jacques Collin. Elle est la domestique d’Esther. Europe : Née en 1806, Prudence Servien appelée Europe est la femme de chambre d’Esther. Elle est l’épouse de Paccard.
Source généalogie des personnages : Félicien Marceau « Balzac et son monde » Gallimard.
No Comments