Les Paysans
LA COMEDIE HUMAINE – Honoré de Balzac XVIIIe volume des œuvres complètes de H. DE BALZAC par Veuve André HOUSSIAUX, éditeur, Hébert et Cie, Successeurs, 7, rue Perronet, 7 – Paris (1877)
Scènes de la vie de campagne
LES PAYSANS
Analyse de l’oeuvre Les Scènes de la vie de campagne forment l’une de ces trois divisions de La Comédie Humaine que Balzac n’eut pas le temps de réaliser. Comme les Scènes de la vie politique et les Scènes de la vie militaire, elles sont donc une sorte de « lotissement » de La Comédie Humaine sur lequel on ne trouve qu’un petit nombre de constructions achevées. L’une d’entre elles est ancienne : c’est Le Médecin de campagne qui fut écrit en 1832 ; une autre appartient à une période de pleine production : c’est Le Curé de Village écrit en 1839 ; une autre est rattachée assez arbitrairement aux Scènes de la vie de campagne : c’est Le Lys dans la vallée, un des plus beaux et des plus célèbres romans de Balzac, écrit en 1836 et classé d’abord parmi les Scènes de la vie de province ; la dernière enfin, la plus riche et la plus ambitieuse, est la grande fresque des Paysans que Balzac ne parvint pas à achever sous sa forme définitive. Cet ensemble, plus important que ce qui a été réuni dans les Scènes de la vie militaire et les Scènes de la vie politique, devait être complété. Nous connaissons les intentions de Balzac. Il les avait confiées au journaliste Amédée Achard pour ce catalogue des Ouvrages que contiendra « La Comédie humaine » qui fut publié quelques jours après la mort de Balzac dans le journal L’Assemblée nationale du 25 août 1850. Balzac considérait ces Scènes de la vie de campagne comme une série à peu près terminée à laquelle il ne comptait ajouter que deux œuvres, Le Juge de paix et Les Environs de Paris. Dans la présentation des Etudes de mœurs au XIXe siècle que Balzac avait fait rédiger par son porte-parole Félix Davin, les Scènes de la vie de campagne sont décrites en ces termes : « Après les étourdissants tableaux (des Scènes de la vie militaire) viendront les peintures pleines de calme de la Vie de campagne. On retrouvera, dans les scènes dont elles se composeront, les hommes froissés par le monde, par les révolutions, à moitié brisés par les fatigues de la guerre, dégoûtés de la politique. Là donc, le repos après le mouvement, les paysages après les intérieurs, les douces et uniformes occupations de la vie des champs après le tracas de Paris, les cicatrices après les blessures ; mais aussi les mêmes intérêts, la même lutte, quoique affaiblie par le défaut de contact, comme les passions se trouvent adoucies dans la solitude. Cette dernière partie de l’œuvre sera comme le soir après une journée bien remplie, le soir d’un jour chaud, le soir avec ses teintes solennelles, ses reflets bruns, ses nuages colorés, ses éclairs de chaleur et ses coups de tonnerre étouffés. Les idées religieuses, la vraie philanthropie, la vertu sans emphase, les résignations s’y montrent dans toute leur puissance accompagnées de leurs poésies, comme une prière avant le coucher de la famille. Partout les cheveux blancs de la vieillesse expérimentée s’y mêlent aux blondes touffes de l’enfance. Les larges oppositions de cette magnifique partie avec les précédentes ne seront comprises que quand les Etudes de mœurs seront terminées. » Ce programme s’applique assez bien au Médecin de campagne, au Curé de village et même au Lys dans la vallée. Balzac s’en écarta sensiblement lorsqu’il découvrit peu à peu la vie des paysans et qu’il fit l’inventaire sans illusions ni sensiblerie des cupidités et des passions brutales qu’on trouve à la campagne : spectacle bien éloigné de la « prière avant le coucher de la famille » qu’une vision idyllique de la vie paysanne lui avait fait d’abord ignorer. Les Paysans, que Balzac a placé en tête des Scènes de la vie de campagne, est un roman qui fait partie de ces œuvres ambitieuses entreprises par Balzac. Dans les dernières années de sa vie. Il y a d’autres exemples de ces immenses projets que Balzac n’eut pas le temps de mener à leur fin, Les Petits Bourgeois, dans les Scènes de la vie parisienne, Le Député d’Arcis dans les Scènes de la vie politique. L’une et l’autre de ces deux œuvres sont interrompues brusquement au milieu d’un chapitre. Les Paysans, au contraire, semble avoir été mené jusqu’au dénouement : mais il a fallu pour cela utiliser une esquisse qui n’était qu’un premier jet que Balzac n’avait pas eu le temps de compléter. Cette fin abrégée n’est qu’une des énigmes de ce roman dans lequel on rencontre d’autres obscurités qui n’ont pas toutes été éclairées. Ce ne fut pas faute de commentateurs. Une première étude très complète, trop peu citée aujourd’hui, fut consacrée aux Paysans, il y a plus de quatre-vingts ans, par le plus célèbre des balzaciens, le vicomte de Lovenjoul, dans son livre Les Paysans, la genèse d’un roman de Balzac. Depuis ce temps, des études très soigneuses ont été publiées par des spécialistes chevronnés, Marc Blanchard, Hervé Donnard, Pierre Macherey, Pierre Barberis, Madeleine Ambrière-Fargeaud et, récemment, par Thierry Bodin : toutes reposent sur des recherches neuves et approfondies, la dernière sur des dossiers des Archives nationales. Malgré ces contributions importantes et judicieuses, bien des points d’interrogation subsistent. Le premier concerne l’histoire elle-même du roman. Les Paysans est, en effet, la réalisation d’un projet très ancien de Balzac qui a pris plusieurs formes contradictoires. Le sujet est la lutte des paysans contre les grands propriétaires terriens détenteurs de terres qu’ils convoitent : c’est une situation qui n’est pas particulière à la France et qu’on retrouve dans de nombreux pays et à différentes époques, la liquidation des latifundia. Balzac avait entrevu ce sujet dès 1833, à l’époque où il publiait Le Médecin de campagne. On trouve en effet dans son album Pensées, sujets, fragments un « programme pour 1834 » contenant le titre qui sera longtemps celui des Paysans, celui d’un proverbe qui décrit bien cette situation : Qui terre a guerre a. Dans ce programme, le sujet est défini ainsi : « La lutte entre les paysans de la circonscription et un grand propriétaire dont ils dévastent les bois – le garde est tué, point de coupables – un mendiant comme Coupeaux, des vieilles femmes l’air canaille, jalouses, etc. bon caractère du garde, de sa femme, le seigneur. » C’est exactement le sujet des Paysans. Il est clair, le nom de Coupeaux qui fut un des accusés le dit suffisamment, que Balzac a songé à l’assassinat de Paul-Louis Courier qui avait eu lieu en 1825 et qui fut accompagné d’un procès suivi avec curiosité. Ce ne fut pas, toutefois, ce projet si clairement défini que Balzac réalisa d’abord, mais un projet voisin qu’on a longtemps confondu avec celui-ci. En 1835, Balzac, en effet, commence un roman – ou une nouvelle – qu’il intitule Le Grand Propriétaire dont le manuscrit a été conservé. Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud a montré que l’idée en était venue à Balzac après la lecture d’un roman du marquis de Custine, Le Monde comme il est, sur lequel il avait écrit un article. Le manuscrit de Balzac contient seulement une exposition qui ne fut pas continuée : nous ne savons donc pas quels devaient être le contenu et les péripéties du récit. M. Thierry Bodin a trouvé sur le manuscrit du Lys dans la vallée une série de titres rédigée par Balzac dans laquelle on trouve à la suite Le Grand Propriétaire et Qui a terre a guerre, ce qui semble indiquer qu’il s’agit de deux projets différents. Le manuscrit du Grand Propriétaire met en place la rivalité qui oppose un grand seigneur, possesseur d’un château quasi royal, et les bourgeois de la ville voisine dont la coalition le menace. Aucune indication sur le dénouement. Mais trois indications intéressantes sont à retenir : Il n’y a pas de paysans dans cette esquisse, le lieu de l’action est en Touraine, entre Loches et Châteauroux, la coalition des bourgeois est une toile d’araignée tissée par des alliances familiales avec les noms mêmes que Balzac reprendra plus tard dans Ursule Mirouët pour décrire la conspiration des héritiers Minoret. Il s’agit donc là d’un roman qui met en scène la rivalité de la classe bourgeoise et des anciens nobles réinstallés dans leurs terres, œuvre dans laquelle Balzac déclarait, dans une lettre à Alfred Nettement, qu’il voulait peindre « un beau caractère de grand seigneur ». Tout cela est sensiblement éloigné du sujet des Paysans. C’est en 1838 et 1839 que le sujet des Paysans prend sa forme définitive. En septembre 1838, Balzac écrit à Mme Hanska qu’il vient de commencer Le Curé de village et qu’il vient « d’écrire deux volumes in-8° intitulés Qui a terre a guerre ». Cette mention est confirmée par une lettre à Théophile Gautier d’avril 1839 qui annonce que le roman portant ce titre est « en manuscrit et fini » et qui le décrit en ces termes : « Qui a terre a guerre est la peinture de la lutte, au fond des campagnes, entre les grands propriétaires et les prolétaires, et l’influence de la démoralisation par l’abandon des doctrines catholiques. ». C’est bien le sujet des Paysans. Toute la première partie du roman serait donc rédigée, tout au moins en premier jet, à cette date. Il ne reste plus qu’à trouver un éditeur et à écrire la deuxième partie, c’est-à-dire, en vérité, l’essentiel. Le reste n’est plus que de l’anecdote – et des déceptions. Le sujet déplaît, pour des raisons opposées, à la fois aux journaux qui soutiennent la monarchie bourgeoise et aux légitimistes qui préféreraient le « beau caractère du grand seigneur » au cuirassier maladroit et combatif que le roman dépeint. La Presse et Les Débats refusent Les Paysans pour leur feuilleton. Les années passent sans décision. Enfin, en 1844, un admirateur de Balzac, Alexandre Dujarier, est devenu gérant de La Presse. Un contrat est signé. Balzac l’annonce à Mme Hanska en 1844 : « Le gant est jeté. Cet ouvrage, conçu depuis huit ans, va paraître… Je suis tout tremblant de ce que je dois faire en 28 jours. Les Petits Bourgeois et Les Paysans font chacun six volumes. » C’est apparemment à cette date que Balzac reprend son premier jet et en tire la version définitive de la première partie. Les Paysans parut en 16 feuilletons dans La Presse entre le 3 et le 21 décembre 1844. Ce fut une catastrophe. Balzac, félicité par ses amis, croyait au triomphe. « On a crié au Molière et au Montesquieu ! On m’a salué Roi ! », écrivait-il le 1er janvier 1845. Les lecteurs de La Presse avaient réagi tout autrement. On cite le chiffre de sept cents désabonnements en quelques jours. En tout cas, la direction du journal se hâta de terminer avant les renouvellements de fin d’année : elle commença précipitamment La Reine Margot d’Alexandre Dumas. Dujarier refusait de se résigner. Mais il fut tué en duel quelques semaines plus tard, le 11 mars 1845. Girardin, propriétaire du journal, regrettait les avances d’honoraires consenties à Balzac : il lui écrivit une lettre désagréable, Balzac, furieux, s’engagea à rembourser. On n’entendit plus parler des Paysans dont Balzac emporta le manuscrit en Ukraine en septembre 1847. Après la mort de son mari, Eve de Balzac essaya de terminer elle-même ce que Balzac avait écrit des Paysans. Elle y renonça vite et se borna à mettre au net les chapitres que Balzac avait esquissés en premier jet et qui seront décrits plus loin. Les Paysans fut publié dans ces conditions d’avril à juin 1855 dans la Revue de Paris. Cette chronologie de la rédaction montre bien quelles difficultés Balzac rencontra, d’abord pour définir son sujet, ensuite pour le développer. Pourquoi tant de tergiversations, pourquoi ensuite tant de perplexité ? Et pourquoi finalement une thèse si étrange en faveur des latifundia contre la petite propriété qui devait donner à la fin du siècle la physionomie rurale de la France et lui assurer jusqu’en 1914 une longue période de prospérité agricole ? Est-il possible de trouver un lien entre ces différentes interrogations et de les rattacher à une hypothèse qui leur donne une réponse ? Ce sont les dates qui nous donnent l’explication de ces revirements et les éléments de cette réponse. Les trois dates-clés dans la gestation des Paysans sont la fin de l’année 1833 indiquant le programme pour 1834, l’année 1835 correspondant à la rédaction du Grand Propriétaire, les années 1838-1840 qui sont les années de rédaction en premier jet des Paysans. Or, deux de ces dates sont aussi des dates-clés de la liaison de Balzac avec Mme Hanska et la troisième est celle d’une déclaration sibylline de Balzac trop souvent négligée et se rapportant à la même préoccupation. La fin de l’année 1833 est la date des premières rencontres à Neuchâtel et à Genève. Balzac note sur son programme ce sujet étrange, si éloigné de ses préoccupations et de son domaine descriptif habituel, mais si proche des préoccupations naturelles d’une grande dame polonaise dont la fortune est investie dans un de ces immenses domaines. L’année 1835 est celle de la rencontre à Vienne. Balzac a écrit le début du Grand Propriétaire qui montre « un beau caractère de grand seigneur » en butte aux convoitises des bourgeois du département. On lui explique qu’il n’a rien compris : Il ne s’agit pas de bourgeois mais de paysans, de brutes violentes et sournoises. Balzac abandonne Le Grand Propriétaire, revient à sa première conception. En juillet 1840, le sujet des Paysans a été refusé par tous les journaux auxquels Balzac l’a proposé. Alors il écrit à Mme Hanska cette phrase étrange : « Les Paysans seront pour M. de Hanski si je les fais. Je suis au bout de ma résignation. » Que vient faire M. de Hanski dans cette histoire s’il ne nous donne pas le mot de l’énigme en nous faisant comprendre que Les Paysans sont une promesse de Balzac à Mme Hanska ? Alors on voit apparaître en filigrane la signification sentimentale des Paysans qui va entraîner Balzac vers un contresens historique. La disparition des latifundia qui fera apparaître dans toute l’Europe la petite propriété rurale, c’est aussi la disparition des grandes fortunes terriennes comme celle du comte Hanski et de toute l’aristocratie militaire dotée par les rois. Le comte a-t-il des ennuis avec ses moujiks ? Nous n’en savons rien : mais peu de temps après sa mort, des villages qui appartiennent à Mme Hanska brûlent entièrement. Fatalité ou malveillance ? Les balzaciens ont cherché avec plus de zèle que de succès le modèle du général de Montcornet, le maître du grand domaine qui se défend avec tant de courage contre les insaisissables lilliputiens qui ravagent ses terres. Mais comment ne pas penser au Comte Hanski, maréchal de la noblesse, pareil par sa stature, son autorité, son « tonnage » si l’on peut dire – et semblable aussi par sa courtoisie, par sa confiance, au général mis en scène dans Les Paysans ? Bien sûr, l’écrivain Emile Blondet, invité au château, est Balzac auprès de Mme Hanska. Mais les paysans bourguignons du roman, réfractaires, ivrognes, paresseux, ravageurs, sont-ils l’image fidèle des paysans de Normandie, de Franche-Comté ou de Touraine ? Balzac ne les apparente-t-il pas un peu vite et arbitrairement à une classe sociale à demi sauvage, presque animale qu’on trouvait peut-être en Ukraine, mais qu’il est difficile d’accepter comme le prototype du paysan français ? Parmi les recherches qui ont été faites sur Les Paysans, quelques unes des plus significatives sont les sondages de M. Thierry Bodin dans les dossiers des Archives nationales. Or, des chiffres qu’il cite et qui contiennent des indications précieuses, il se dégage une image de la paysannerie sensiblement différente de celle que donne Balzac. Le délit le plus souvent constaté est le braconnage. Les chiffres des procès-verbaux sont variables selon les départements et les saisons, mais ils ne sont pas terrifiants. Trois délits en un mois en 1830 et 1832 en Seine-et-Oise, 18 dans une période favorable en 1836, dans l’Indre 18 procès-verbaux pendant l’année 1832, 24 pendant l’année 1835. Peu de viols. Très peu d’incendies, sauf en 1833 dans la Nièvre et en 1834 en Seine-et-Oise. C’est pourtant, comme nous le savons malheureusement, un des procédés systématiques de la haine. Il semble résulter de ce dossier ainsi que des renseignements réunis par Hervé Donnard que les principales revendications des paysans pauvres étaient une certaine tolérance sur le braconnage et le maintien des droits acquis de glanage et de hallebotage, destructions mineures. Balzac lui-même confirme cette impression par l’exemple des domaines voisins appartenant aux Soulanges et aux Ronquerolles qui vivent en paix parce qu’ils ferment les yeux sur ces menus larcins. C’est la rigueur du général de Montcornet qui provoque le drame. Des vindictes privées l’attisent. Finalement, la leçon du drame, c’est que la conspiration des bourgeois est plus redoutable que la « grogne » des paysans. Ces réflexions qui viennent à l’esprit à la lecture des Paysans causent une sorte de gêne. La thèse soutenue par Balzac dans son roman n’est pas de nature à la dissiper. Il en arrive à regarder comme une catastrophe le morcellement des propriétés dans les environs d’Argenteuil. Fallait-il, pour protéger les parcs seigneuriaux, renoncer aux cultures vivrières de la banlieue qui ont ravitaillé Paris pendant toute la fin du XIXe siècle ? A la fin du roman, le domaine des Aigues a été vendu et partagé, la forêt est remplacée par une vallée agricole. C’est peut-être une déchéance, c’est en tout cas, un drame, comme en produisent souvent les époques de transition, et Balzac a sans doute raison d’y voir un des drames de son époque, de nous le faire comprendre, d’y associer son lecteur : mais on n’en peut tirer d’autre enseignement que celui qu’on tire de toutes les destructions de ce qui appartient au passé par ce qui appartient à l’avenir. Les difficultés que rencontre Balzac dans la seconde partie des Paysans sont d’une autre nature. Il faut savoir d’abord que la division actuelle en deux parties a quelque chose de factice. En fait, Balzac avait écrit et mis au point tous les chapitres qui sont groupés dans la première partie et, en outre, les quatre premiers chapitres de la seconde partie. Cet ensemble formait, en somme, une énorme exposition, la lutte n’était pas encore engagée. Les six chapitres que l’on lit ensuite ne sont qu’un premier jet que Balzac avait fait imprimer à bon marché par un imprimeur pour avoir l’équivalent de ce qui pour nous, constitue une copie dactylographiée de son manuscrit. Il est clair que ces chapitres auraient été considérablement augmentés et transformés dans la version définitive. Eve de Balzac renonça avec raison à les développer. Elle préféra même ce premier jet défectueux à un texte plus élaboré parce qu’elle le regardait, disait-elle, comme un document instructif sur la méthode de travail de son mari. Elle n’avait pas tort. C’est un ensemble disparate et étrange, mais en même temps ce sont les pièces d’un puzzle qu’on rencontre pour la première fois parmi les papiers de Balzac. Dans les autres exemples d’amplification qui existent dans les manuscrits de Balzac, on trouve un premier jet rapide, extraordinairement grossi et enrichi par des additions multiples dont l’étendue peut aller d’une demi-feuille à un cahier de dix ou quinze pages. Mais, dans ces cas-là, le premier jet indique toujours l’essentiel, pose les personnages et décrit l’action : c’est une esquisse que Balzac enrichit. Dans l’exemple unique fourni pour les derniers chapitres des Paysans, les personnages nouveaux qui vont entrer en scène, c’est-à-dire les bourgeois de Blangy et de La Ville-aux-Fayes, sont bien énumérés et décrits, mais l’action n’est pas du tout esquissée. Balzac a préparé, en somme, des pièces qui sont destinées à prendre place dans un ensemble et qui sont des portions plus ou moins « finies » de cet ensemble : mais la chaîne sur laquelle ils doivent être échelonnés n’existe pas. Balzac en a, toutefois, indiqué quelque chose, mais dans un chapitre qui paraît être une sorte d’aide-mémoire destiné à rappeler au romancier les moyens qu’il comptait employer pour le montage de son intrigue. Ce chapitre aide-mémoire est tellement étranger au récit, il constitue si visiblement une sorte de bloc-notes que Mme de Balzac renonça à l’intégrer à la rédaction définitive. Il s’agit d’une conversation dans laquelle un des personnages, jeune Parisien très indifférent aux combinaisons ténébreuses des associés mais les connaissant fort bien, énumère les contre-manœuvres par lesquelles le général de Montcornet pourrait répondre à la coalition formée contre lui et ainsi la briser ou, du moins, lui opposer une résistance efficace. Il est évident que Balzac énumère ici les péripéties par lesquelles il comptait nourrir son roman pour en obtenir les six volumes in-8° qu’il prévoyait. Nous avons donc, dans ce que Balzac avait préparé, des pièces de puzzle et un « mode d’emploi ». C’est la première fois que nous rencontrons ce dispositif de travail chez Balzac. On remarquera qu’il consiste, en partie, à ajouter une seconde exposition à celle qui précédait, et, par là, à multiplier tellement ses personnages que le lecteur les identifie difficilement tandis que l’auteur se trouve embarrassé d’un énorme ensemble de choristes qu’il ne sait plus comment diriger. Cette pléthore, qui contrastait avec les indications schématiques données par l’auteur, est peut-être une des raisons qui ont amené l’abandon des Paysans : et peut-être celui du Député d’Arcis et des Petits Bourgeois. Où Balzac, très étranger, semble-t-il, à la vie paysanne, a-t-il rencontré ces personnages si vivants, si vigoureux, qui donnent à son roman une puissance et une richesse qui en font une de ses plus grandes œuvres ? Il place l’action des Paysans en Bourgogne et on ne connaît aucun séjour de Balzac en Bourgogne. Cette Sologne, cette Corrèze qu’il transporte aux confins du Morvan et de l’Yonne, quand les a-t-il traversées ? Le cabaret du Grand I vert, la famille de braconniers et de pirates des Tonsard, le père Fourchon et son compère le petit Mouche, le voluptueux usurier Rigou, ses repas fins et ses jolies servantes, ses ivrognes, ses gardes-champêtres, ses vieilles femmes, peuplade sauvage et sournoise, donnent une extraordinaire impression de réalité et en même temps d’étrangeté, on suit un voyageur dans un pays inconnu. Des souvenirs de Touraine, hardiment transposés, des paysans du Berry entrevus pendant les séjours que Balzac faisait à Frapesle, près d’Issoudun, chez ses amis Carraud, des promenades autour de la Bouleaunière, près de Nemours, où il allait rejoindre Mme de Berny ? La localisation la plus vraisemblable est plus simple et plus proche. La brousse dans laquelle Balzac avait rencontré ces tribus sauvages était aux portes de Paris dans cette vallée de l’Isle-Adam, aujourd’hui si luxuriante, mais en ce temps-là lointaine et boisée, dans laquelle Balzac avait fait de longs séjours pendant ses années de jeunesse. Si la petite ville imaginaire autour de laquelle se déroule l’action des Paysans est nommée dans le roman La Ville-aux-Fayes, c’est une signature ; c’est un hommage à M. de Villers-La Faye, un vieil ami auprès duquel le jeune Balzac de dix-huit ans allait oublier l’ennui de la demeure familiale de Villeparisis. Le marquis de Villers-La Faye possédait là une belle propriété qu’il avait à défendre, lui aussi, contre des convoitises. Il avait eu jadis un château et un beau domaine dans l’Yonne qu’il avait dû abandonner après des difficultés, des procès et des mécomptes dont le récit a pu fournir à Balzac une partie de sa documentation. Il était, paraît-il, pointilleux, processif, multipliait les litiges. Son domaine de l’Isle-Adam que prolongeait l’immense parc de Cassan semble avoir donné à Balzac la configuration qu’il imagine pour l’immense parc des Aigues, enjeu du drame raconté dans Les Paysans. Cette configuration des lieux avait déjà inspiré à Balzac la description du domaine décrit dans Le Grand Propriétaire qu’il situe alors entre Loches et Châteauroux. Il n’eut qu’à la reprendre et à l’amplifier dans la description des Aigues qui est faite au début du roman dans une lettre envoyée par Emile Blondet à l’un de ses amis. Quant aux démêlés avec les paysans, quant aux physionomies originales que Balzac transposa dans son roman, les promenades autour de l’Isle-Adam et les souvenirs du marquis de Villers-La Faye peuvent en avoir fourni une bonne part. Une autre partie de la documentation de Balzac a toutefois une origine bien différente. Ce sont les circonstances de l’assassinat du célèbre pamphlétaire Paul-Louis Courier, en 1825, qui donnèrent à Balzac une idée de la violence des haines provoquées par la fureur des paysans quand un propriétaire s’opposait au braconnage et au maraudage qu’ils regardaient comme des droits acquis. Là encore, cette origine est certaine et même signée par la mention du nom de Coupeaux, signalée plus haut dans les notes de l’album de Balzac. C’est un repère. Mais ce n’est rien de plus. On ne retrouve dans Les Paysans aucun des faits que Balzac put connaître et que nous pouvons retrouver dans les comptes rendus de l’instruction et du procès qui eurent lieu après cet assassinat. C’est seulement une certaine atmosphère de haine et de complicité qui est commune au roman de Balzac et à l’attentat qui fut couvert par le silence de tous ceux qui furent interrogés. C’est peut-être par une transposition littéraire qu’on peut expliquer la déformation systématique que Balzac fait subir à la réalité en décrivant les paysans qu’il met en scène. Les romans de Fenimore Cooper avaient été avec ceux de Walter Scott quelques-unes des œuvres que Balzac avait lues avec prédilection pendant ses années de jeunesse. Il avait admiré surtout chez l’auteur du Dernier des Mohicans la peinture d’une espèce humaine inconnue, toute animale, instinctive, race à la fois méfiante et audacieuse. En même temps il avait compris dans ces livres que le paysage n’est pas un spectacle, mais un théâtre d’opérations, une savane peuplée de pièges dans laquelle tout est signe et avertissement, les craquements, les éboulis, les traces. Cette campagne mystérieuse et perfide, il l’avait transposée dans Les Chouans, il la retrouvait dans Les Paysans. Et la population paysanne, il la transpose de la même manière, en braconniers, en pisteurs, en vagabonds nocturnes, en hors-la-loi aussi dangereux et décidés que les paysans du marquis breton. Ce sont des Mohicans, des Sioux de Bourgogne, des Apaches qu’il décrit. Les Aigues est une forêt du Nouveau Monde, l’ennemi attaque, se faufile, se regroupe, aussi étranger au reste des hommes que les Peaux-Rouges pouvaient l’être des Blancs. Cette étude de mœurs d’une peuplade inconnue rejoignait d’autres explorations littéraires du même genre. Eugène Sue avait découvert en plein Paris la même population sauvage vivant dans ses terriers, rôdeurs de la nuit en chaussons de lisière, souples, invisibles, chapardeurs, tuant au besoin, insaisissables. Le succès avait montré que ces « Mohicans de Paris » fournissaient une excellente matière de feuilleton. Balzac, probablement, n’était pas fâché de montrer que les confins de la Bourgogne étaient un territoire aussi inexploré que les faubourgs de Paris. Cela faisait partie de sa nomenclature des cavernes sociales auprès desquelles nous passons sans les voir, voyage de découverte auquel on peut rattacher Le Père Goriot aussi bien que l’Histoire des Treize. Cette dramatisation de la campagne française a ses inconvénients et ses avantages. Elle est historiquement discutable, mais elle fournit des figures fortes, des personnages qui restent dans le souvenir du lecteur. C’est cette ménagerie qui fait aujourd’hui l’intérêt et la valeur des Paysans. Il y a là un grand roman de Balzac par son ampleur, par sa variété, par ses résonances. Mais on sent aussi la fatigue de l’écrivain : il mêle sans réussir à en faire un ensemble deux séries de personnages qui n’ont ni les mêmes passions ni les mêmes intérêts, il multiplie le nombre des figurants, comme s’il était pris d’une sorte de vertige de la nomenclature et le lecteur finit par ne plus les identifier. Il fait de ce domaine des Aigues une sorte de plateau immense pour contenir toute cette figuration et il lui donne de si vastes proportions qu’on n’arrive pas à se faire une idée exacte des lieux du drame et qu’on souhaite une carte pour embrasser cette topographie. Cette propension à la prolifération et au gigantisme, encore peu sensible dans Le Député d’Arcis, mais déjà beaucoup plus affirmée dans Les Petits Bourgeois, est peut-être la cause de l’abandon de ces grands projets de Balzac qu’on attribue trop facilement au déclin de sa santé. Elle est probablement à rapprocher d’un autre aspect des œuvres des dernières années, l’attrait de Balzac pour la pure nomenclature qu’on peut constater déjà dans Les Employés et qui est si manifeste dans Les Comédiens sans le savoir. On dirait que Balzac est pressé de compléter cette galerie d’originaux et parfois de simples passants qui lui permet de montrer les transformations de la vie sociale et les périls qui apparaissent. Le drame qui lui semblait l’essentiel du roman au début de sa carrière n’est plus alors qu’une machinerie qui soutient le mouvement des figures caractéristiques de la société contemporaine et qui a de plus en plus pour rôle de montrer l’enchaînement des causes et des effets.
L’Histoire L’Histoire se déroule sous Louis-Philippe, en 1823, au château des Aigues situé en Bourgogne. L’écrivain et journaliste Emile Blondet est accueilli par ses amis, le général comte de Montcornet et de sa femme la comtesse de Montcornet. Suite aux révolutions successives de 1789 à 1799 et à la chute de la monarchie, la plupart des biens seigneuriaux et ceux de l’Eglise ont été confisqués par les républiques successives qui les ont vendus à la bourgeoisie émergeante. C’est ce qu’il est advenu du grand domaine des Aigues racheté en 1790 par une ancienne cantatrice, Mademoiselle Laguerre, oubliée par la guillotine et l’aristocratie et qui souhaitait se mettre au vert loin de Paris. Cette précieuse concentra toute son énergie et ses finances sur la décoration des appartements et l’agrémentation du parc des Aigues qu’elle para des plus belles fleurs et des plus beaux fruits tout en négligeant le patrimoine forestier et agricole de la vaste terre des Aigues qui fut exploitée à outrance par les paysans pour le bois et le braconnage. A la mort de Mlle Laguerre, les Aigues furent achetés par le général Montcornet qui peu à peu conscient des vols et des rapines effectués sur ses terres avec la complicité de Gaubertin, l’ancien intendant de Mlle Laguerre, congédia cet escroc pour le remplacer par Sybillet. Lors de cette restructuration, Vaudoyer, le garde champêtre du domaine, jusque-là protégé par Gaubertin, fut également licencié par le général pour sa complaisance envers les paysans qui dévalisent les terres du domaine, de même que Courtecuisse le gardien du domaine. Ils furent remplacés l’un et l’autre par des anciens militaires appréciés par le général : Groison, un ancien sous-officier de l’ex garde impériale devint le nouveau garde forestier et fit de Michaud, ancien maréchal des logis et chef aux cuirassiers de la garde, le gardien en chef des Aigues. Michaud eut, pour surveiller le domaine, l’aide de trois anciens militaires capables, connus et choisis par le général.
Ces renvois et les renforts mis en place seront la perte du grand propriétaire. En effet, le général ne sait pas que dans les campagnes la population rurale est soudée entre elle par les liens généalogiques (affiliations, alliances et parentés) qui font que les familles sont unies entre elles, de près ou de loin, par un parent. Ces parentés forment une solidarité à toute épreuve entre les uns et les autres qui feront la force des paysans et des petits bourgeois contre le grand propriétaire des Aigues. En province et surtout dans les campagnes, chacun à un fils, un frère, un cousin, un neveu, un beau-fils…notaire, maire, juge de paix, gendarme, sous-préfet prêts à intervenir en leur faveur. Cet ennemi sera d’autant plus puissant et dangereux que Gaubertin et Courtecuisse ont, au fil des années et surtout lorsqu’ils étaient au service de Mlle Laguerre, tissés des liens très forts avec les paysans et villageois des communes avoisinantes à qui ils ont fait bénéficier des libéralités citées plus haut, et qui leur vaut désormais une considération et un appui à toute épreuve. En reconnaissance Gaubertin est devenu maire de la commune et Vaudoyer se verra après son licenciement donner, par Gaubertin, la charge de garde-vente chez l’acheteur de bois des Ronquerolles. Cette coalition dirigée par les maires de Couches, Blangy (Rigou) et de La-Ville-aux-Fayes (Gaubertin) comprend tous les services publics et particuliers et a monopole sur tout le pays. Il est ici, question d’empêcher le comte de revoir les lois sur sa propriété et de lui faire comprendre qu’il n’est qu’un intrus et un étranger dont on ne veut pas. Un complot est ourdi contre lui dès lors qu’il devient une menace pour la paysannerie. Le drame survient avec l’assassinat du gardien-chef Michaud dans un moment où le général Montcornet croit avoir ramené l’ordre et la discipline sur son domaine. Les communes étant toutes de mèche, aucun coupable et aucune preuve ne put être reconnue en dépit des moyens importants entrepris par le général. Pour le général, il ne fait aucun doute que l’assassinat de Michaud est un avertissement pour le forcer à quitter le pays. Il en aura finalement la preuve lors d’une conversation avec le paysan Bonnébault, qu’il rencontre et qui le tient en joue avec son fusil. Celui-ci lui confie que s’il n’est pas tué par lui ce sera par un autre, car il n’a que des ennemis autour de lui et des ennemis bien plus puissants qu’il n’imagine. C’est à ce moment que le Comte abdique et décide de vendre son domaine qui sera revendu par lots, tous adjugés au tout puissant Rigou. La bourgeoisie et la paysannerie ont gagné. 1845
Les personnages Emile Blondet : Né en 1800, Emile journaliste et préfet est le fruit d’une liaison de sa mère avec le préfet d’Alençon. Il épouse la veuve du général Montcornet, Virginie de Troisville. Sophie Laguerre : (1740-1815) Actrice entretenue et propriétaire des Aigues avant le général Montcornet. Sibilet père: Greffier au tribunal de la Ville-aux-Fayes. Epouse Mlle Gaubertin-Vallat. De cette union naît Adolphe en 1791, employé au Cadastre, puis intendant. Adolphe Sibilet : Epoux d’Adeline Sarcus avec qui il a deux enfants. Rigou : Ancien bénédictin, Grégoire Rigoud est le maire de la commune de Blangy. François Gaubertin : Né en 1770, intendant aux Aigues puis maire de la Ville-aux-Fayes. Il épouse Isaure Mouchon. Claude Gaubertin : Fils de François et Isaure Gaubertin. Claude est avoué à la Ville-aux-Fayes. La Godain : Paysanne de Blangy qui a un fils qui épouse Catherine Fourchon. Courtecuisse : Garde général aux Aigues. Fourchon : Naissance : 1753 – Homme à tout faire de Blangy. Père de deux filles, Philippine qui épouse François Tonsard, cabaretier avec qui elle a quatre enfants : Jean-Louis, Nicolas, Catherine, Marie. Sa seconde fille a un fils naturel, le petit Mouche. Justin Michaud : Cet ancien militaire devient garde général aux Aigues. Il est assassiné en 1823. Montcornet : (1774-1838), le comte de Montcornet est fait général puis maréchal de France. Il épouse Virginie de Troisville (1797) qui deviendra après le décès du comte, l’épouse d’Emile Blondet. Catherine Tonsard : Fille de François Tonsard et Philippine Fourchon, épouse de Godain. Mère Tonsard : Paysanne à Blangy, mère de François cabaretier. La Bonnébault : Vieille paysanne à Blangy. Elle a un petit-fils Jacques qui a servi comme soldat dans l’armée.
1) Source analyse : Préface tirée du 20ème tome de La Comédie Humaine éditée chez France Loisirs en 1987, d’après le texte intégral publié sous la caution de la Société des Amis d’Honoré de Balzac, 45, rue de l’Abbé-Grégoire – 75006 Paris.
2) Source histoire et arguments Wikipédia.
3) Source généalogie des personnages : Félicien Marceau « Balzac et son monde », Gallimard.
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